[Veille] Financiarisation de la santé : nouveau round

Les Conseils de l’Ordre des médecins et des chirurgiens-dentistes se montrent particulièrement opposés à la prise de contrôle de Sociétés d’Exercice Libéral (SEL) par des tiers financiers. Cette démarche, qui s’inscrit dans une logique dénommée « financiarisation de la santé », touche particulièrement les sociétés de biologie et de radiologie et ce, depuis les années 2000. Si la financiarisation du secteur dentaire se fait depuis une dizaine d’années par le développement des centres dentaires, une récente décision du Conseil d’État portant sur une SELAS dentaire permet d’illustrer les difficultés rencontrées par l’Ordre des chirurgiens-dentistes pour contrer une démarche de financiarisation du secteur libéral qu’il est possible de retrouver dans le milieu médical.

Conseil d’État, Juge des référés, Décision nº 493346 du 24 avril 2024, Requête nº 24236

Le présent contentieux, qui oppose une  Société d’Exercice Libéral à Actions Simplifiée (SELAS) au Conseil National de l’Ordre des chirurgiens-dentistes, porte sur la radiation de la société du tableau de l’Ordre au motif d’une nouvelle répartition du capital social qui serait contraire aux dispositions réglementaires en vigueur.

Une première décision (4 octobre 2023)

Il convient de préciser que la décision du 24 avril 2024 du Conseil d’État est la seconde décision qui porte sur ce contentieux. La première étant en date du 4 octobre 2023, dont il convient ici de rappeler les développements.

À la suite d’une mise à jour des statuts de la SELAS, une Société de Participations Financières de Professions Libérales (SPFPL) en devient actionnaire majoritaire (elle prend le contrôle de la quasi-majorité des actions, en l’occurence 200 983 parts sur 201 000). Saisi de cette nouvelle répartition du capital social, le conseil départemental des Hauts-de-Seine de l’ordre des chirurgiens-dentistes prend la décision de radier la société du tableau de l’Ordre, estimant que cette répartition est contraire aux règles applicables aux SEL de chirurgiens-dentistes. Il fonde sa décision sur l’article R. 4113-11 du Code de la santé publique, qui fait obstacle à ce que des sociétés de participations financières puissent détenir des participations dans plus de deux SEL.

La société effectue un recours administratif auprès du conseil régional de l’Ordre des chirurgiens-dentistes. Celui-ci vient confirmer la décision du conseil départemental, en y ajoutant que la nouvelle répartition du capital social porte atteinte à l’indépendance des chirurgiens-dentistes pouvant y exercer (un principe inscrit dans le Code de déontologie des chirurgiens-dentistes, à l’article R. 4127-209 du code de la santé publique).

Saisit à son tour, le conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes se prononce une fois de plus en faveur de la radiation, mais sur un troisième motif distinct des deux premiers : LA SPFPL ne répond pas à la condition d’être détenue majoritairement par une personne physique ou morale exerçant la profession de chirurgien-dentiste, les éléments recueillis ne lui permettant pas de déterminer si son associé unique, une société de droit grec, exerce de manière effective la profession de chirurgien-dentiste. 

Considérant qu’elle était entachée d’illégalité, le Conseil d’État avait annulé pour excès de pouvoir la décision du conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes. Il l’avait enjoint à effectuer un réexamen de la situation.

La seconde décision (24 avril 2024)

Comme il était possible de s’en douter, à la vue des différents motifs invoqués par les juridictions ordinales pour appuyer la radiation de la SELAS du tableau de l’Ordre, le conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes a confirmé le retrait de l’inscription de la SEL du tableau de l’ordre. Mais cette décision a été motivée sur le motif – nouveau – « que les conditions de fonctionnement réel de la société ne permettaient pas d’attester que les associés praticiens exercent le contrôle effectif de la société conformément aux statuts de la SELAS ».

Une fois de plus, la société incriminée saisit le Conseil d’État. Et une fois de plus, celui-ci va se prononcer en faveur de la société et suspendre la décision du Conseil de l’Ordre !

Le Conseil d’État va se montrer particulièrement sévère à l’égard de l’Ordre, considérant qu’il a pris sa décision « sans que la SELAS ait été mise à même de produire les pièces de nature à répondre aux griefs qui lui ont été opposés pour la première fois lors du réexamen de sa demande et, d’autre part, de ce que ces griefs n’étaient matériellement pas fondés ». Enfin, le Conseil d’État considère que le fonctionnement réel de la société ne semble pas compromettre l’indépendance professionnelle des praticiens, même si ceux-ci sont minoritaires dans la répartition du capital social.

L’analyse

Ces deux décisions permettent d’objectiver les difficultés rencontrées, à l’heure actuelle, par l’Ordre des chirurgiens-dentistes pour contrecarrer la prise de contrôle des SEL par des sociétés tierces. Une telle situation n’est pas exclusive à l’Ordre des chirurgiens-dentistes puisque l’Ordre des médecins a rencontré des difficultés similaires dans le cas d’une radiation de SELAS d’imagerie, radiation qui a été suspendue par le Conseil d’État début 2024.

Comme le souligne le Conseil de l’Ordre des médecins (ici et ), l’agilité, la complexité et l’opacité des montages proposés par les financiers aidés de juristes sont d’autant de facteurs qui rendent particulièrement difficile les missions de contrôle et de protection des intérêts des professionnels de santé dévolues aux Ordres des professions de santé.

En saisissant avec succès le juge administratif aux fins de suspendre les décisions de radiation émises par les instances ordinales, les sociétés incriminées ouvrent autant de brèches qui fissurent durablement la stratégie d’opposition des Ordres à leurs démarches. La seule issue favorable possible pour les Ordres semble être celle de l’intervention du législateur, d’où l’activité de lobbying à ce sujet.

L’ordonnance n° 2023-77 du 8 février 2023 relative à l’exercice en société des professions libérales règlementées est ainsi perçue comme une réponse favorable aux demandes des Ordres de professionnels de santé. Toutefois, cette réponse ne peut être pleinement satisfaisante qu’une fois les décrets d’application publiés, d’ici la fin de l’année 2024.

Or, comme le souligne le rapport sur la financiarisation de la santé de la Chaire Santé de Sciences Po, publié en juillet 2023 : « les mécanismes de contrôle mis en place par les textes propres aux professions libérales risquent d’être inefficaces. Soit, ils ne seront pas appliqués ou seront appliqués trop tard (précédant de la biologie ou les décrets d’application sont sortis tardivement ou pas du tout), soit les règles seront détournées par les juristes aguerris des groupes financiers et leur application sera rendue difficile en raison d’un manque d’expertise et de moyens adaptés du côté des tutelles, aussi bien au sein des Agences régionales de santé (précédent de la biologie) que des instances ordinales« .

Enfin, il ne faut pas perdre de vue que les intérêts des professionnels libéraux ne sont pas forcément ceux des décideurs politiques et des parlementaires actuellement en place.

Pour le moment, la balle est donc dans le camp des investisseurs… Affaire à suivre !