La réalisation d’un traitement endodontique impose la désinfection des canaux de la dent par une solution d’hypochlorite de sodium. Lorsqu’elle est projetée au-delà de l’extrémité de la dent, cette solution peut causer des douleurs intenses mais heureusement temporaires. Cet incident est au coeur d’un contentieux opposant un patient au centre hospitalier de Nancy.
Cour administrative d’appel de Nancy, 3ème Chambre, Arrêt nº 21NC00533 du 14 mai 2024, Requête nº 24091
Petit rappel sur l’irrigation en endodontie et l’incident en cause
La dent est un organe qui dispose d’un riche réseau vasculaire et nerveux dénommé « la pulpe » ou encore « le nerf dentaire ». Le traitement endodontique – ou « traitement de racine »– consiste à l’élimination de ce réseau vasculaire et nerveux, en cas d’atteinte irréversible (inflammation ou infection) : à la suite d’une importante lésion carieuse, d’un traumatisme dentaire ou d’une nécrose (ce sera le cas dans le présent contentieux). Au cours du traitement, le chirurgien-dentiste nettoie, désinfecte et obture l’intérieur de la dent à l’aide d’un matériau inerte.
La désinfection se fait à l’aide d’une solution d’hypochlorite de sodium. Si cette solution possède des propriétés antimicrobiennes utiles à la réussite du traitement, elle est caustique et présente une toxicité avérée, notamment pour les tissus vivants. Par conséquent, son utilisation doit être effectuée avec précaution et à la concentration appropriée.
Il n’est pas rare qu’au cours du traitement, le chirurgien-dentiste injecte accidentellement de la solution au delà de la dent. L’atteinte des tissus péri-apicaux s’accompagne alors de signes variables suivant les patients, tels qu’une douleur intense, une hémorragie intracanalaire, un oedème, une ecchymose et/ou une anesthésie ou paresthésie de la zone.
L’injection accidentelle d’hypochlorite de sodium en endodontie est donc une complication connue du traitement et se résout rapidement et sans conséquences, dès lors que le chirurgien-dentiste dépiste la complication et met en oeuvre une prise en charge adéquate (qui passe notamment par la prescription d’antibiotiques de première intention).
Le contentieux
Le présent contentieux porte sur la prise en charge d’une patiente par un service hospitalo-universitaire. Elle a donc été prise en charge dans le secteur public, possiblement par un ou plusieurs étudiants, encadrés par des enseignants.
En 2011, la patiente bénéficie d’un traitement endodontique de deux dents (incisives centrale et latérale droite, dents n°11 et 12 respectivement). Il n’est pas précisé si ce traitement initial est réalisé ou non dans le service.
Deux ans plus tard, les dents doivent être de nouveau traitées (« retraitement endodontique ») en vue de faire poser une prothèse sur ces dents. Si le retraitement de la dent 11 se passe sans difficulté, la reprise du traitement sur la dent 12 est compliquée d’un accident d’irrigation, qui occasionne à l’intéressée une forte sensation de brûlure et un œdème de la joue droite.
Le traitement de la complication est essentiellement médicamenteux : antibiotiques et cortisones. Malgré cette prise en charge, la douleur persiste et la dent 12 est retirée et remplacée par un implant en 2016.
Entretemps, l’intéressée s’est engagée dans une démarche visant à obtenir, de la part de l’hôpital, une indemnisation des préjudices subis. Elle effectue donc une réclamation indemnitaire, sans succès.
À défaut de voir cette réclamation indemnitaire aboutir, la patiente saisit le juge administratif, qui nomme un expert aux fins d’établir un éventuel manquement de la part du service hospitalier. Mais à l’issue de l’expertise et en première instance, le juge administratif déboute l’intéressée de ses prétentions.
Nous sommes alors en 2020 – 7 ans après les faits – et la patiente interjette appel de la décision de première instance.
La décision d’appel
En ce qui concerne les griefs reprochés à l’hôpital, la patiente soutient que le service d’odontologie a commis (1) une faute d’ordre technique, (2) un défaut d’information (faute d’humanisme distincte de la faute technique) et enfin, (3) une faute en ce qui concerne la conservation du dossier médical, qui aurait été perdu. Ces trois griefs sont développés ici successivement, en faisant un petit rappel des règles de droit applicable.
Le rejet de la faute technique
Suivant l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique, l’engagement de la responsabilité du prestataire de santé (chirurgien-dentiste libéral, centre dentaire, hôpital…) se fonde sur l’existence d’une faute. Dès lors, si une faute technique existe et qu’elle a généré la survenue d’un dommage au cours d’une prise en chargé médicale, la responsabilité du prestataire de santé est engagée.
Dans le présent contentieux, le juge d’appel écarte toute faute technique de la part de l’hôpital, en fondant sa décision sur le rapport d’expertise, qu’il critique toutefois puisque selon lui, l’expert n’a tiré aucune conclusion quant à une éventuelle erreur dans le diagnostic ou le choix thérapeutique proposé à la patiente.
L’expert « a relevé au contraire que ce traitement a été réalisé conformément aux données de la science, que l’hypochlorite de sodium est la solution habituellement utilisée pour l’irrigation canalaire aux fins de désinfection et que la patiente n’avait ni signalé ni manifesté de réaction allergique antérieure à ce produit. Il résulte d’ailleurs de l’instruction que l’intéressée avait subi un traitement canalaire des dents 11 et 12 quinze mois avant l’intervention litigieuse, sans qu’elle n’ait alors développé de réaction à l’utilisation de l’hypochlorite de sodium. «
Nous pouvons nous étonner du raisonnement du juge, qui parle de réaction allergique à la solution d’hypochlorite, alors que la complication ne résulte pas d’un phénomène allergique mais consiste en la projection d’une partie de la solution dans les tissus péri-apicaux. Un tel accident n’a rien à voir avec un phénomène allergique. Le reste de la décision ne nous permet pas de savoir si l’origine de cette incompréhension du juge relève du contenu du rapport de l’expert (ce qui serait inquiétant) ou d’une mauvaise lecture des conclusions du rapport.
Si le dommage (atteinte des tissus péri-apicaux) et le lien de causalité (accident d’irrigation) existent, on ne saura donc rien d’une éventuelle faute technique. Quant au juge et sur la base d’un raisonnement discutable, il écarte tout manquement fautif de la part de l’hôpital.
Le défaut d’information
Autre faute sur laquelle il est possible d’engager la responsabilité indemnitaire d’un prestataire de santé, le défaut d’information est souvent invoqué par les victimes de dommages liés aux activités de prévention, de diagnostic ou de soins. L’engagement de la responsabilité se fonde alors sur les articles L. 1111-2 et suivants du Code de la santé publique.
Ici, le juge retient un défaut d’information de la part de l’hôpital envers la patiente, ce dernier ne justifiant pas d’avoir « informé la requérante de l’existence d’un départ de faux canal de la dent 12, du risque d’accident d’irrigation endodontique et des conséquences associées« .
Toutefois, et lorsqu’il est retenu, le défaut d’information ne permet pas d’obtenir l’indemnisation de l’entier dommage. Il conduit à l’indemnisation de deux préjudices moraux indépendants que sont le préjudice de perte de chance (d’éviter le risque qui s’est manifesté) et le préjudice d’impréparation (de n’avoir pu se préparer à la survenue du risque, qui s’est manifesté).
La patiente n’invoque ici qu’un préjudice d’impréparation, ce qui semble sage puisque le préjudice de perte de chance aurait été difficile à démontrer. En effet, même mieux informée, elle se serait quand même engagée dans le retraitement endodontique de sa dent n° 12. Et ce, d’autant plus que le traitement était justifié et nécessaire (pas d’alternative), et que le traitement endodontique de la dent n° 11 s’était bien déroulé.
Le juge considère que le préjudice d’impréparation existe et doit être réparé. Il alloue la somme de 2000 euros à la victime.
La perte du dossier médical
Dernier grief, la patiente reproche à l’hôpital de ne lui avoir pas communiqué un bilan radiographique réalisé au moment de sa prise en charge, avant la réalisation du retraitement endodontique.
Or, l’article L. 1111-7 du Code de la santé publique dispose : « Toute personne a accès à l’ensemble des informations concernant sa santé détenues, à quelque titre que ce soit, par [un prestataire de santé], notamment des résultats d’examen, comptes rendus de consultation, d’intervention, d’exploration ou d’hospitalisation, des protocoles et prescriptions thérapeutiques mis en œuvre, feuilles de surveillance, correspondances entre professionnels de santé, à l’exception des informations mentionnant qu’elles ont été recueillies auprès de tiers n’intervenant pas dans la prise en charge thérapeutique ou concernant un tel tiers« .
Dans le contexte d’un contentieux l’opposant à un prestataire de santé, l’absence de tout ou partie du dossier médical empêche la victime d’un dommage corporel de pouvoir apporter la preuve de ce qu’elle avance. Le juge peut donc aller dans le sens de la victime en inversant la charge de la preuve.
Toutefois, dans le cadre du présent contentieux, le juge considère que la patiente ne matérialise pas les préjudices subis de la non-transmission des clichés radiographiques par l’hôpital. Dès lors, si la non-transmission du dossier médical est quelque chose de fautif, cette faute doit avoir causé un préjudice réel, ce que le juge écarte ici.
En conclusion
À la lecture de la jurisprudence récente en matière de chirurgie dentaire, il semblerait que les contentieux portant sur la prise en charge de patients dans des services hospitalo-universitaires soient en augmentation.
Ici, nous pouvons regretter que l’expert et le juge d’appel ne se soient clairement prononcés sur l’accident d’injection de la solution d’hypochlorite, fait générateur d’un dommage réel chez la patiente. En effet, cet accident a été traité sous l’angle d’une allergie au produit !
La maigre consolation, pour la partie demanderesse, résulte dans la reconnaissance d’un préjudice d’impréparation, pour lequel le juge alloue une somme modique : 2000 euros. Il est possible de lire, dans la décision, que la patiente sollicitait une indemnisation à hauteur de près de 35 000 euros (+ 5000 euros de frais de justice), on en est bien loin !
Autre élément qu’il convient de mettre en lumière ici, la durée de la procédure : 11 années séparent la réalisation du traitement litigieux de la décision d’appel, pour un résultat bien maigre pour la patiente.