[Veille] Préjudice sexuel en chirurgie dentaire

Le préjudice sexuel est rarement invoqué par les victimes de dommages corporels en matière dentaire. Lorsqu’il est reconnu, la seconde question qui se pose est le montant d’indemnisation à allouer. Une décision de justice permet de lever – un peu – le voile sur la question.

Tribunal judiciaire, 1ère Chambre, Cabinet 2, Marseille, Jugement du 31 octobre 2024, Répertoire général nº 24/01086 (lire)

Les faits

Une patiente de 29 ans est prise en charge dans un centre dentaire à Marseille. Au décours d’un acte, le chirurgien-dentiste sectionne le plancher lingual avec sa fraise, maladresse provoquant un abondant saignement nécessitant plusieurs points de suture, et qui conduit à une perte de sensibilité de l’hémi-langue gauche.

La patiente s’engage dans une démarche contentieuse et une expertise judiciaire est diligentée : l’expert conclut à l’existence d’une faute dans la réalisation des soins. Sur le fondement de la faute donc, le juge engage la responsabilité du centre dentaire au titre de l’article L. 1142-1, I du Code de la santé publique.

Cependant, la patiente se dit insatisfaite de l’évaluation médico-légale, par l’expert, de deux préjudices : à l’audience, elle invoque l’existence d’un préjudice professionnel et un préjudice sexuel dont elle demande l’indemnisation. Le juge, qui n’est pas tenu par les conclusions de l’expert, va donc se prononcer donc sur ces deux préjudices.

La décision

Le propos sera limité ici à deux préjudices : l’incidence professionnelle et le préjudice sexuel.

En matière d’incidence professionnelle*, la victime soutient que l’absence de sensibilité la fait se mordre la langue plusieurs fois par jour en parlant, créant une fatigabilité et donc une pénibilité nouvelle. Étant conseillère bancaire, cela crée un handicap réel qu’il convient d’indemniser.

L’expert n’est pas de cet avis, considérant les séquelles comme étant compatibles avec l’activité professionnelle de la victime. En effet, il a considéré, lors de l’examen clinique, que la motricité linguale n’était pas altérée, et il n’a pas retrouvé de trace de morsure des muqueuses, ou de pénibilité lors de l’élocution.

Le juge, se reposant sur les conclusions de l’expert, écarte donc l’existence d’un préjudice professionnel.

Quant au préjudice sexuel, l’expert a expressément exclu l’existence d’un tel préjudice. À l’audience, la victime soutient que l’hypoesthésie de l’hémi-langue gauche rend les pratiques sexuelles impliquant la langue plus laborieuses. Elle se plaint également d’une perte de libido, de l’existence de blocages et de pertes de sensations et de plaisir.

Si pour rappel, la motricité de la langue est normale, le juge va considérer la perte de la sensibilité (hypoesthésie) de la langue, organe sexuel secondaire, comme étant à l’origine d’une perte de plaisir dans la sphère intime. Pour reprendre les termes de la décision : « le préjudice est ainsi constitué, pour son volet hédoniste« .

Après avoir matérialisé son existence, le juge doit chiffrer le préjudice sexuel. Considérant le jeune âge de la victime, il alloue une somme de 5000 euros. À titre de comparaison, il avait alloué une somme de 4000 euros pour les souffrances endurées.

Remarques

Le poste de préjudice « incidence professionnelle » vise à indemniser les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle, telles que la dévalorisation sur le marché du travail, la perte de chance professionnelle, l’augmentation de la pénibilité de l’emploi occupé ou le préjudice consécutif à l’abandon de la profession exercée avant l’accident au profit d’une autre choisie en fonction du handicap.

Ici, la perte de sensibilité de l’hémi-langue causé par la lésion définitive du nerf lingual n’entraîne pas d’incidence professionnelle selon l’expert et le juge. La victime aurait pu avoir gain de cause si elle avait apporté des preuves matérielles permettant d’appuyer ses propos : des attestations de ses collègues et supérieurs hiérarchiques par exemple.

Quant au préjudice sexuel, rarement évoqué en chirurgie dentaire, il constitue une réelle difficulté pour l’expert : comment l’apprécier, l’évaluer ?

Si l’on reprend la définition du rapport Dintilhac, ce poste concerne la réparation des préjudices touchant à la sphère sexuelle. Il convient de distinguer trois types de préjudice de nature sexuelle :
– Le préjudice morphologique qui est lié à l’atteinte aux organes sexuels primaires et secondaires résultant du dommage subi ;
– Le préjudice lié à l’acte sexuel lui-même qui repose sur la perte du plaisir lié à l’accomplissement de l’acte sexuel (perte de l’envie ou de la libido, perte de la capacité physique de réaliser l’acte, perte de la capacité à accéder au plaisir) ;
– Le préjudice lié à une impossibilité ou une difficulté à procréer (ce préjudice pouvant notamment chez la femme se traduire sous diverses formes comme le préjudice obstétrical, etc..).

En matière dentaire, le dommage n’entraîne pas une impossibilité ou difficulté de procréer – d’un point de vue physique – mais peut altérer l’acte sexuel dans son aspect hédoniste (pour reprendre les termes employés par le juge), notamment par l’atteinte de la sensibilité de la sphère orale comme c’est le cas ici.

Cette décision est donc utile pour permettre aux avocats et conseils de victime de quantifier ce dommage et de pouvoir l’invoquer en cas de litige.


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